Ce
texte est paru, en épisodes, dans le bulletin de la
Communauté de Communes de la Vanne (et depuis du
Pays d'Othe)
Chigy Eté 39 - Depuis plus d'un
an, mes camarades et moi entendons les conversations de
nos aînés et suivons tour à tour, leur espoir ou
désespoir.
Nos 10-12 ans ne nous permettent pas de
raisonner, nous avons peur. L'angoisse est à son
comble, lorsqu'après la mobilisation partielle, arrive la
mobilisation générale.
Nos pères sont mobilisés : 18 partiront
sur le front, les plus de 35 ans resteront dans l'Yonne ou
aux alentours, cinq de plus de 40 ans, ou père de 3
enfants seront gardiens des voies, dépôts d'essence à
Villeneuve sur Yonne, camp de Varennes ou manutention (204
à Sens pour notre boulanger) 2 seront affectés spéciaux,
sur place, à "la ville de Paris" 1.. Luxembourg et M.
Maymon.
25 août 1939 allocution d'Edouard Daladier
A l'auberge, chez mes parents, la TSF
est branchée en permanence, et, ce dimanche 3 Septembre,
elle nous apprend "la France a déclaré la guerre. à
l'Allemagne!". La peur paralyse tout le monde, nous:
sommes muets. Les "Anciens poilus" sont les plus meurtris.
Parmi nos pensionnaires, ou chez les
résidents secondaires, les pères font souvent partie de
ces Anciens Combattants. Ils appréhendent le danger de
Paris, ou des grandes villes, et décident de laisser
épouse et enfants à Chigy. Les enfants en vacances: chez
leurs. grands parents restent aussi.
A l'école, l'effectif passe à 48 élèves.
L'armée française réquisitionne
plusieurs chevaux: 2 à la ferme Laurant, 2 à la ferme
Couard, 1 à la ferme Vincent. Manquant de bras, le
quotidien est à réorganiser et, malgré un futur rempli
d'incertitude, il faut faire face. Les hommes de plus de
40 ans et les moins de 20 ans aident les plus démunis.
C'est encore l'époque où il n'y a qu'une
dizaine d'autos à Chigy, et, seulement 2 conductrices.
Notre boulangère se voit contrainte de
passer son permis pour faire les tournées.
L'automne et l'hiver s'installent dans
une nouvelle routine, avec l'attente du facteur et des
permissions des soldats, par un froid rigoureux (40
cm de neige).
Le soir, pas d'éclairage dans les rues,
aucun rayon lumineux ne filtre des portes et fenêtres, la
défense passive y veille.
La TSF nous rebat les oreilles avec le
danger des espions et instinctivement, devant les
inconnus, nous sommes sur nos gardes.
ll y a aussi certains bruits "il faut
craindre les avions qui lancent des bonbons empoisonnés et
des stylos explosifs". Nos mères nous font la leçon.
Le 10 Mai 40, l'armée ennemie viole la
neutralité de la Belgique Wallonne.
Dès le lendemain nous recevons des
réfugiés amis Liégois. Tout se précipite, les communes ont
des ordres et doivent s'organiser pour accueillir, selon
leur possibilité, un certain nombre de réfugiés. Il faut
réquisitionner les maisons, ou annexes libres, voire même
des pièces disponibles dans les foyers. Il y a une belle
solidarité.
Notre institutrice, Thérèse Richer, a
bien du mérite pour maîtriser sa classe, nous voici au
moins 65 élèves.
Chigy étant saturé, les colonnes
d'évacués ne font plus qu'une halte de quelques heures
pour se ravitailler en pain - lait - oeufs, ou parfois,
dormir une nuit à la belle étoile pour reposer bêtes et
gens.
Exode de juin 1940
C'est une torture de voir ces malheureux
qui n'ont qu'un but: fuir vite et le plus loin possible.
Nous avons presque honte d'avoir le privilège de vivre
dans une zone loin du danger...
Hélas, nous allons bientôt apprendre,
que ce sentiment, n'est qu'une illusion!
Fin mai, tout le pays est consterné, une
affreuse nouvelle arrive en Mairie, André Lefèvre a été
tué sur le front le 17 Mai. Il laisse son épouse avec 3
enfants.
Quelques jours après, la troupe
(l'arrière) s'installe à Chigy. Certains l'appelle "la
remonte", c'est à dire: le repos des hommes et des chevaux
qui seront logés dans les écuries vacantes ou
désaffectées. Les rues fourmillent!
La boulangerie fournit péniblement. Le
café est devenu un peu la cantine, ou plutôt la soupe
populaire, car beaucoup resquillent, mais la situation est
telle, que le côté matériel n'a plus d'importance.
Lundi 10 juin - Tous les
candidats "au certif" sont réunis au canton de Villeneuve
l'Archevêque. En dépit de tout, nous sommes reçus tous les
5.
Mardi 11 Juin - Mercredi 12 juin
- Toujours la même effervescence dans les rues et le même
défilé de réfugiés, entre-coupé de matériel militaire et
de soldats. On se refuse à croire à la débacle... et
pourtant...
Jeudi 13 juin- L'atmosphère est
de plus en plus tendue, le groupe militaire basé à Chigy
n'a plus de ravitaillement, le soir nous servons une
cinquantaine de repas rapides. Plus tard, branle-bas, ce
groupe a ordre de partir...
23 heures - La fatigue, la
frayeur ont raison du courage de ma grand-mère, ma mère,
nos amis belges. Nous laissons les piles de vaisselle et
essayons de trouver le sommeil, mais en vain...
Dans la nuit, encore et encore, des
chevaux tirant les canons, parfois des camions les
escortent, les soldats sont dans un état d'extrême
fatigue, ils ont faim, ils ont soif, beaucoup s'effondrent
sur le trottoir "ils marchent depuis l'Aisne" disent-ils.
Vendredi 14 juin - Très tôt, on
commence à entendre le bruit du canon.
Dans toutes les familles, c'est le même
dilemme: "faut-il partir, faut-il rester?" certains
attendent les ordres de la mairie, mais préparent le
chargement des voitures, d'autres partent très tôt. Les
cultivateurs partagent leurs chevaux et leurs voitures
gerbières avec leur famille, leur personnel, leurs amis ou
voisins qui n'ont aucun moyen de locomotion (c'est notre
cas).
Le bruit du canon se rapproche, nous
nous reposons sur les directives d'Ernest Rothier,
adjoint, qui suit les difficiles étapes avec le maire,
Gabriel Laurant, (tous deux mutilés de la guerre de
1914-1948).
Vers 18 heures, la mise en batterie d'un
canon à la Grenouillère, d'un autre, au bout de la rue du
Guichet, et, il me semble d'un autre vers le pré Huyard
leur fait prendre la décision de partir, ils craignent
qu'en cas de résistance le pays soit rasé. . .
A ce moment là, les 3/4 des habitants
ont déjà pris la route de l'exode. A part quelques
personnes qui refuseront de quitter leur maison. La
famille Huyard prend la route, puis les familles
Dubois-Carré et Tonnelier, nous serons les avant derniers
avec les familles Rothier et Renault suivi des familles
Laurant et Bard. Chigy est désert...
Nous voici sur la route de
Vareilles, soulagés de fuir le danger, mais le coeur serré
de tout quitter, de partir sans but. C'est au moment de
ces réflexions que les avions italiens (qui quelques
heures avant, ont déjà mitraillé deux fois) nous rasent à
plusieurs reprises, et prennent une autre direction, ouf !
Après de nombreuses embûches, nous
arrivons à Bellechaume très étonnés d'y retrouver beaucoup
de gens de Chigy. Les maisons sont vides. Fatigués, nous
agissons comme tous les réfugiés : nous squattons.
Chigy - Le café
Bellechaume samedi 15 juin - Des
colonnes d'évacués continuent vers le Sud, et... quelques
heures plus tard, les premiers Allemands apparaissent,
jeunes et vieux, nous sommes figés, que va-t-il se passer?
Surprise, les premiers contacts
sont assez courtois, mais il faut se rendre à l'évidence,
nous sommes occupés! Ils nous feront regagner nos pénates,
le lundi 17 juin - Derniers
partis, premiers rentrés, nous retrouvons notre pays
intact, mais les maisons sont pillées, bovins, basse-cour
errent dans les rues, et, pour• notre part, le Café est
dans un état de saleté et de puanteur indescriptible, ma
mère est démoralisée. nous habiterons chez grand-mère.
A la fin de la semaine, 50 personnes
environ ont réintégré leur foyer.
Il faut trouver du ravitaillement, en
particulier le pain. Le Maire et l'adjoint comptabilisent
le stock de farine (qui par miracle n'a pas été touché)
et, avec l'aide d'un volontaire (nullement formé)
organisent la remise en route de la fabrication du pain.
A la boutique, ma mère est désignée pour
servir leur ration, à chaque client. Je tiens le cahier et
pointe la distribution. Ayant pu revenir assez vite, notre
boulangère reprend les rênes de sa maison. Ma grand-mère
et ma mère, grâce au dévouement de plusieurs personnes,
rouvrent le Café.
Dans les semaines et les années qui
vont, suivre, nous y vivrons bien des difficultés.
Début juillet, un détachement militaire
allemand cantonne à Chigy. Le commandant réquisitionne "le
château". Seize camions de munitions (200 obus environ),
l'intendance et la roulante s'installent dans la cour de
la ferme Huyard.
La roulante ira ensuite chez Stenuit,
puis chez Boudin. La centaine de soldats est répartie sous
les tentes et chez l'habitant.
Vient le moment de la moisson, pas
question pour l'occupant de perdre le grain, les soldats
aident aux champs, et rentrent les gerbes avec leurs
camions à la vitesse grand V. C'est la première moisson
motorisée! Cette méthode, les fermiers auraient préféré ne
pas l'expérimenter.
Nous apprenons, enfin, le sort de nos
soldats. Pour 14 d'entre eux, les nouvelles nous ont été
communiquées avec leurs adresses de prisonniers Pour les
autres, repliés dans le Centre de la France, nous avons dû
attendre qu'ils soient démobilisés et aient reçu le droit
de passage pour la zone occupée.
Les inquiétudes étaient les mêmes pour
toutes les personnes qui avaient poursuivi leur exode au
Sud de la Loire. Elles ont dû attendre un laissez-passer
pour quitter la zone libre. Les derniers n'ont retrouvé
leur village que le 15 août. Revoir ses amis, ses voisins,
savoir qu'aucun civil n'avait été touché, cela a été une
force pour reprendre les activités.
Les prisonniers français sont répartis
dans les fermes, jusque là, leur captivité est
relativement supportable. Le groupe allemand quittera
Chigy début octobre. Après ces 12 premiers mois de guerre,
que seront les lendemains? ...
Automne 40- Il y a un an, c'était
la déclaration de la guerre; aujourd'hui, nous sommes
encore sous le choc des événements des derniers mois, et
commençons à subir les interdits dictés par la
"Kommandatur".
D'abord le couvre feu à 21 heures, et
puis, l'heure basée sur le fuseau horaire de Berlin.
La confiscation des fusils ou toutes
autres armes, les panneaux indicateurs de direction écrits
en allemand, les affiches qui nous promettent de sévères
sanctions en cas de non-soumission nous plongent dans la
frayeur, d'autant plus, lorsque nous voyons, ou entendons
les occupants défiler deux fois par jour, en martelant la
Grande Rue de leurs bottes et rythmant leur chant
"hali-halo-hala..."
Bien qu'il n'y ait pas eu d'ennui majeur
(à part une anecdote pénible au café et quelques marques
d'autorité au pays), nous sentons une bouffée de liberté,
lorsqu'ils quittent le village, début octobre.
Les premières restrictions ressenties
seront au niveau du transport, seules les voitures
(utilitaires ou non) des médecins, artisans, commerçants,
quelqes cultivateurs peuvent circuler à condition d'avoir
obtenu un permis (collé sur le pare-brise). Ce permis
(S.P.) donnant droit à des bons d'essence en quantité très
réduite. Le service Troyes-Sens-Troyes est très restreint,
on voit alors les cars surchargés, les voyageurs
s'accrochent sur les ailes, le marchepied, l'impériale ...
et, bien souvent, si personne ne descend aux stations, les
chauffeurs n'arrêtent pas leur véhicule.
La bicyclette n'est plus la petite
reine mais la REINE. Parfois ce sont les "4 roues" ou
autres carrioles, remises en état, qui rendent de grands
services.
Autres restrictions, nous recevons des
cartes pour le textile, les chaussures, les combustibles,
le tabac et, bien sûr l'alimentation.
A ces cartes, on ajoute les tickets,
distribués à date fixe en mairie, qui correspondent à
toutes les matières. En ce qui concerne les produits
alimentaires : pain, viande, matières grasses, etc... Sur
chaque ticket est mentionné le poids ou le volume de la
ration quotidienne, hebdomadaire, ou mensuelle. Ces
rations sont différentes selon la catégorie dans laquelle
nous sommes inscrits : -J1-petite enfance
- J2- enfance
- J3- adolescence jusqu'à 21 ans
- A- Adulte -T- Travailleur de force de 21 ans à 70 ans
- V- Vieux à partir de 70 ans
De leur côté, les cultivateurs se voient
contraints de faire des déclarations détaillées de tout le
bétail ainsi que des quantités de production : oeufs,
lait, céréales etc...
A l'auberge, on doit respecter les jours
avec ou sans alcool et avec ou sans viande.
Tout de suite, l'instinct de protection
se réveille et, grâce à l'initiative du maire Gabriel
Laurant, de l'adjoint Ernest Rothier, de Savinien Lhoste
et à la complicité des cultivateurs, nos rations de viande
et de pain seront améliorées.
Au prix de bien des risques, un
roulement clandestin est établi pour fournir des bêtes au
boucher Favier, du blé au meunier. André Brulé livre, la
nuit, notre boulanger Fernand Morin.
La farine est cachée dans la maison de
l'arrière grand'mère de Geneviève Aynionin (8 rue des
Vieilles Chènevières). Selon les besoins, c'est toujours
la nuit, qu'Auguste Servais aide F. Morin à transporter
les précieux sacs dans le fournil.
Ce ravitaillement est complété par les
produits des ménages, cette habitude de vivre en autarcie
nous aidera. Jardinage, nichées, couvées vont être
multipliés pour les besoins personnels, mais aussi pour
aider famille et amis de la ville.
Début novembre 1940, les 22
prisonniers français placés dans les fermes reçoivent une
convocation: il doivent se rendre sur la place pour une
distribution de couvertures.
Quelques jours plus tôt, une ruse
similaire avait été employée dans un autre canton où les
prisonniers avaient littéralement été enlevés, et poussés
dans les wagons (40 hommes - 8 chevaux) direction
l'Allemagne. Mon père, 39 ans, faisait partie de ce
convoi.
Mis en éveil et aidés par leurs hôtes,
21 prisonniers vont se cacher et se sauveront au fur et à
mesure des possibilités.
Le Maire ne se présentera qu'avec un
seul d'entre eux... Miracle, il n'y a pas de sanction.
Modèle ce carte de correspondance
Noël est triste, pas de nouvelles des
prisonniers. Les restrictions en électricité nous obligent
à utiliser des ampoules de faible consommation, les
veillées mal éclairées ajoutent encore à nos
préoccupations.
Janvier 1941: Les nouvelles
d'Allemagne arrivent enfin avec une formule spéciale.
Je crois que nous n'avions droit qu'à 2
cartes par mois plus une lettre tous les 2 mois (format
15/25 juste recto) carte et lettre sont doubles, une
partie écrite par le prisonnier, l'autre partie
détachable, réservée à la réponse de la famille.
En résumé, si cette dernière ne reçoit
pas de courrier, il n'y a pas d'échange. L'écriture, au
crayon, est limitée aux lignes imprimées, avec
interdiction de déborder sur les marges!
Mêmes limites pour les colis de 1,5 kg
par mois, plus un de 5 kg tous les deux mois.
La situation amène la coopérative
scolaire à d'autres buts. Nous tricotons chaussettes,
gants, passe-montagne, récupérons des denrées non
périssables, fabriquons des gâteaux et en février nous
pouvons aider les familles pour envoyer un colis aux 14
captifs.
Les mois passent péniblement. Hormis les
produits de la terre, nous subissons la pénurie de toutes
les matières et découvrons les succédanés, l'ersatz ...
De moins en moins d'essence, le
boulanger transforme sa voiture "en gazogène" qu'il
alimente avec la braise. Il n'y a plus de pile électrique,
si l'on ne peut acheter une "dynapoche", l'on se contente
d'un falot.
Voiture à gazogène 1940
Une autre difficulté: nous grandissons,
les mères de famille deviennent très ingénieuses pour
"faire durer" les vêtements, mais le plus spectaculaire
sont les chaussures. Les tickets ne donnent droit qu'à une
paire, avec semelles de bois, d'une solidité éphémère.
Pour l'hiver, le sabotier de Pont sur
Vanne est le sauveur de toutes les générations. Les sabots
sont portés avec des pantoufles taillées souvent dans les
redingotes de nos grands-pères, suivant un patron qui fait
pratiquement le tour du pays! On se communique aussi des
recettes pour fabriquer : savon, bougies, mélasse, nous
grillons de l'orge que nous baptisons café ...
Cet état de chose fait naître "le marché
noir" qui n'est pas à la portée de toutes les bourses.
Chigy peut s'enorgueillir de ne pas avoir succombé à ce
principe. L'autre solution est le troc, là les échanges
sont très inattendus.
Départ au STO
Le 4 septembre 1942, nouvelles
émotions, quelques jeunes gens sont appelés pour le STO.
Plusieurs seront rebelles et rejoindront le maquis en
forêt d'Othe, où il y a différents groupes. Le 11 novembre
1942, les allemands envahissent la zone libre. Les
évasions pour l'Angleterre via l'Espagne deviennent encore
plus scabreuses.
C'est au début de l'année 1943, qu'André
Lerond, puis Pierre Vincent sont libérés pour cause de
maladie. Par eux, nous allons connaître la vie dans les
camps.
L'Allemagne s'épuise sur le front Est et
multiplie ses exigences. La monnaie cuivre (ou autre
métal) est déjà changée en monnaie d'alu. Les français ont
ordre de porter leurs objets en métal non ferreux en
mairie. Ces appels restent infructueux!
Un peu plus tard, en vue de réquisition,
Chigy est choisi pour le rassemblement de tous les chevaux
du canton. Les autorités allemandes installent un bureau
au rond-point de la rue du Moulin et de la rue du Guichet.
Les chevaux sont fous ...
Avec leurs maîtres, nous vivons une
journée éprouvante. La ferme Laurant perdra encore un
cheval.
A l'auberge, c'est un peu l'affolement,
les années précédentes les pensionnaires habituels avaient
plaidé pour que nous acceptions leurs amis; mais cette
année, nous devons accueillir en plus les amis des amis.
Devant leurs raisons, combien convaincantes, maman et
grand-mère n'ont pu résister. Nous avons ainsi 3 tablées
d'adultes et d'adolescents, amaigris et affamés, à
nourrir. Ce ne sont plus les menus variés et viande et
légumes à volonté!... Fréquemment, ma mère ne sait pas, le
soir, ce qu'elle pourra servir le lendemain. Les trois
denrées: oeufs, lait, farine, que nous pouvions avoir
facilement, sont cuisinés à toutes les sauces!
Chigy- Place de l'église
Décembre 43 - Tout le monde sent
que la résistance est de mieux en mieux organisée. A la
TSF, en prenant les précautions nécessaires pour qu'elle
ne soit pas entendue de la rue, nous écoutons la BBC "les
Français parlent aux Français". Cette émission nous
réconforte et nous donne l'espoir d'une libération.
Dans combien de temps?
1944 Nous vivons un quatrième
hiver d'occupation, un hiver qui comme les trois
précédents, s'annonce rigoureux.
Encore bien des souffrances en
perspective pour les deportés, les prisonniers, les
malades, les personnes fragiles et ceux du maquis.
En ville, étant donné le peu de
combustible attribué à chaque foyer, le chauffage central
est abandonné depuis 40, il est difficile de lutter contre
le froid. Dans les pensionnats, la vie est dure : quelques
bûches le matin apportent un peu de tiédeur dans les
salles de cours, puis c'est le réfectoire et les salles
d'étude avec les manteaux, et, le soir, les dortoirs où
les gants de toilette sont raidis par le gel. La campagne
est plus favorisée, les habitudes un peu rudes sont
gardées. On peut encore stocker le bois à l'automne. La
cuisinière fournit la chaleur dans la pièce principale et,
pour se coucher, on fait "une flambée" dans la chambre.
Souvent les vitres restent habillées de cristaux de glace
24 heures sur 24 !
Le ravitaillement, en général, se
raréfie.
A l'épicerie, 10 Grande Rue, Valentine
Jouan a des difficultés pour honorer les tickets. De leur
côté, les artisans peinent aussi. Julien Morvan, 19 Grande
Rue, notre fin et méticuleux cordonnier est désespéré
d'utiliser "ce maudit synthétique". Chez le maréchal,
Gaston Petit, 14 Grande Rue, les bons matières (fer) sont
accordés en kilos, en fonction du nombre de chevaux à
ferrer.
Ces bons sont, bien sûr, insuffisants.
C'est alors le troc: fer contre produits alimentaires
fournis par les fermiers. Le même procédé est utilisé par
le maçon, Pierre Poletto 11 Grande Rue, mais lorsqu'il
travaille chez les particuliers, il puise dans sa propre
basse-cour pour obtenir des matériaux.
Si pour le maçon les livraisons sont
encore possibles, il n'en est pas de même pour le
maréchal, et c'est toujours avec appréhension que celui-ci
part récupérer ses commandes à Sens: les pneus de sa B 12
sont usés à l'extrême limite.
Chigy- Grande Rue
Chigy- L'abreuvoir
Pour les déplacements sans lourde charge
la bicyclette reste le véhicule principal mais à part la
RN 60 et la grande Rue (assez dégradée}, le réseau routier
n'est pas goudronné. L'enveloppe des roues fatigue vite.
Alfred Tonnelier, avec son humour coutumier, arrivait à
faire rire de sa situation. Après avoir remplacé les
chambres à air par des chiffons, et devant l'usure
complète de ses pneus, il se voit dans l'obligation de
rouler avec les chiffons seuls, pour finir inévitablement
sur les jantes !
L'armée allemande, à court de matériel
roulant, arrête les cyclistes et saisit les vélos. Par
ailleurs, elle confisque les voitures particulières au
repos depuis l'occupation. La réaction est rapide. Elles
sont ou cachées sous la paille, ou amputées de pièces
essentielles, donc inutilisables.
Ce combat qu'il faut sans cesse mener,
use le moral et pourtant, un ressort est encore là,
lorsque Londres nous laisse entendre un dénouement pour
l'été.
Cette libération aura un prix... les
réfractaires agissent. Les sabotages épuisent et
désorientent les occupants.
Aussi, représailles, perquisitions,
arrestations, tortures, ou, pis, exécutions
deviennent-elles très fréquentes. C'est ainsi que L.
Jeandot, 14 Rue des Vieilles Chenevières, confondu avec
son beau-fils est arrêté: ses tortionnaires admettent leur
méprise et le relâchent. Le jeune maquisard, cueilli avec
lui, n'aura, hélas, pas cette chance puisqu'il sera
exécuté.
Depuis 4 ans, notre chemin de fer
Sens-Troyes, que l'on disait "tout juste bon pour un
tortillard", voit rouler des trains rapides !
Cette ligne stratégique Orléans-Nancy
est un lien important entre l'Allemagne et le mur de
l'Adantique. Elle est devenue Bordeaux- Hambourg.
Ce printemps, le trafic y est très dense
: convois d'essence, de matériel militaire, de troupes, de
marchandises diverses, direction Ouest. Autrement dit,
préparatifs pour une riposte au prochain débarquement.
Cette voie est une belle cible pour les
résistants, (sabotages à Malay le Petit en février et
mai), et pour les avions alliés.
Gare de Chigy
De crainte d'une visite des Allemands au
café, nous n'osons plus écouter la BBC et prenons les
nouvelles chez des amis où, comme chez beaucoup de
personnes, est accrochée une carte de l'Europe sur
laquelle des épingles quotidiennement déplacées, marquent
l'avance du front russe et également les progrès du front
italien. Où sera le troisième front?
Nous le saurons bientôt. En effet, le 6
juin, les voisins nous crient la bonne nouvelle : "ils ont
débarqué !". Hourra ! Nous, les J3, avec la fougue et
l'inconscience de la jeunesse, imaginons déjà l'arrivée
des alliés et le retour des PG (prisonnier de guerre) dans
les jours suivants ! Nos aînés nous remettent vite les
pieds sur terre. Nous comprenons qu'à cette joie, il faut
mêler inquiétude et patience. A nouveau nous allons nous
retrouver sur un front. Les villes sont en danger. Leurs
habitants qui en auront la possibilité retrouveront
villages et familles d'accueil de 40.
Presque tous les jours, il y a un
nouveau fait d'armes, notamment fin juin le pont de fer
SNCF à Sens (ligne Sens-Troyes) est détruit par les
forteresses volantes américaines.
Courant juillet, les maquisards
plastiqueront le transformateur de Bagneaux.
Ces deux destructions auront leur
importance. d'une part la ligne SNCF Atlantique-Allemagne
est coupée, d'autre part, comme nous, le nord et le Nord
Est de la France, alimentés par Bagneaux seront privés
d'électricité un certain temps.
Le courrier venant d'Allemagne, daté de
mai est enfin distribué. (Ce sera le dernier avant la
délivrance des prisonniers, nous serons un an sans
nouvelles).
Août 1944
Plus les occupants, traqués de toutes
parts, sont sur des charbons ardents, plus nous apercevons
le bout du tunnel. Nous nous devons de préparer le grand
jour. Partout il y a le même élan. Les dames, avec les
moyens du moment, confectionnent les drapeaux des pays
alliés. Le danger d'une éventuelle perquisition les
obligent à cacher ces symboles.
Revoilà les "Lighting" (avions
américains à double fuselage) déjà venus en juillet ! Leur
point de mire: la gare, des wagons et une micheline, en
souffrance depuis longtemps sur la voie de garage. Ils
tournent au-dessus du village rasant nos maisons. Des
balles s'égarent particulièrément dans les cours du hameau
de la Grenouillère. A chaque fais, nous nous en tirons
sans mal, mais avec une belle peur.
Chigy- Rue de la gare et La Grenouillère
Lundi 14 août
La voie ferrée n'ayant plus les mêmes
fonctions, le trafic routier Sens-Troyes est plus intense.
Les "Fifis" décident de gêner ce passage en minant une
buse située sous la RN 60, à la Grenouillère, près de la
barrière. Le maire redoute un peu ce sabotage. Il est trop
tard. La route explose ! Les dégâts ne sont pas aussi
importants qu'espérés mais les sanctions ne se font pas
attendre.
Les premiers, devant ce nouvel obstacle,
sont les SS. Ils obligent les hommes du hameau à remettre
la route en état. Le travail terminé, André Barde, Jean
Perrin, Roger et Georges Laurant, un de leur cousin et un
jeune Sénonais, en situation irrégulière, seront alignés
devant la ferme Barde, les bras en l'air, maintenus
immobiles sous la menace de la mitraillette d'un SS
!Soudain, un officier, de sa voiture, appelle le soldat,
le fait monter et part en trombe ! Les jeunes sont
sauvés... Que s'est il passé ?
Mercredi 16 L'armée Patton prend
Orléans.
Dimanche 20 Le bouche à oreilles
nous apprend que la veille une division SS s'est installée
à Theil. Des coups de feu y ont été entendus le soir et
dans la nuit. Tout cela est d'autant plus inquiétant, que
les informations, à la radio, prévoient l'arrivée des
alliés à Sens dans trois ou quatre jours.
Chigy- la rue du Pont
Lundi 21 août 1944 Vers 15 heures
les Sénonais sont stupéfaits. Ils voient.descendrer du
Chemin Neuf des chars américains. L'armée Patton est là!
Elle a trois jours d'avance. Nous en serons informés une
heure plus tard. Notre joie est étouffée par l'anxiété.
Que nous réservent les heures qui viennent?
A l'auberge, deux pensionnaires,
impatients, s'équipent contre la pluie et vont se poster
sur le pont de la Vanne, le regard fixé sur la route
nationale pour suivre le repli des Allemands. A leur
retour, ils jubilent "depuis une heure, il ne passe
plus aucun véhicule. ils sont partis. Nous sommes
libres!." C'est du délire, nous pleurons, nous nous
embrassons, l'atmosphère est indéfinissable.
Mardi 22 aoûtTout le pays
pavoise. Quand, des F.F.l., qui arborent enfin leurs
brassards, nous ordonnent: "Enlevez vos drapeaux,
rentrez chez vous, ils reviennent...". Cette douche
écossaise nous terrifie.
Mairie de Chigy le 8 mai 1945
Les américains à Villeneuve l'Archevêque
Mercredi 23 août Il y a de
violents combats autour de Villeneuve l'Archevêque. Nous
apprendrons plus tard que la troupe S.S. de Theil n'était
autre que la division "Das Reich" d'Oradour-sur Glane.
Jeudi 24 août Les libérateurs ont
maîtrisé le sursaut allemand. Nous reprenons nos esprits,
les drapeaux flottent à nouveau à la mairie et sur toutes
les maisons.
Les convois de Ricains traversent Chigy,
dans un nuage de poussière. Ils nous lancent du chocolat,
des conserves, des savonnettes, des cigarettes, sans
oublier le chewing-gum. De leur côté, ils apprécient nos
tomates et nos fruits. Tout semble une fête.
La Grenouillère le 22 août 1944-
Les "Ricains" de l'armée Patton
Pont sur Vanne le 22 août 1944
Ces moments de folie passés, nous sommes
ramenés à la raison et nos interrogations sur les
combattants et les prisonniers restent les mêmes. Le blac
-out est toujours de rigueur. Les restrictions sont aussi
sévères, mais avec la liberté, ces contraintes paraissent
légères.
La troupe américaine va s'installer
quelques jours à Chigy, puis les mois vont s'écouler dans
l'attente.
1945 Lundi 19 mars Un événement
vient rompre la routine. Au retour d'un bombardement sur
l'Allemagne, une forteresse volante, EL LOBO II, touchée
par la D.C.A., fait un atterrissage forcé à Chigy, au lieu
dit Champmot.
Cela provoque une animation inattendue
dans le village. Durant deux mois, de nombreux curieux
venus, souvent à pied, de tous les environs vont défiler
devant ce géant.
19 mars 1945- forteresse EL LOBO II
Sens le 24 août 1944
L'armée Patton avance vite pour renforcer le front
Fin avril Après avoir piétiné de
longues semaines, d'un côté, le front Est reprend du
terrain, de l'autre, le front OUEST paraît s'engager avec
force. Au fur et à mesure de l'avance de ce dernier, les
camps d'Alsace et d'Allemagne de l'Ouest s'ouvrent et les
prisonniers vont commencer à rejoindre leur foyer. Ce sont
des instants bouleversants. Les familles retrouvent des
hommes amaigris au visage buriné et vieilli. De leur côté,
malgré les photos échangées, ces hommes sont choqués, car
si le physique des adultes est resté sensiblement le
même, ils ne peuvent réaliser que les bébés soient devenus
des enfants ou les enfants devenus des adolescents. Pour
tous, ce sont cinq années perdues que rien ne compensera.
Un autre choc, aucun n'imaginait revoir "la France
saignée à blanc".
8 mai 1945 Et enfin, le grand
jour arrive, l'Allemagne a capitulé, nous sommes le "8 mai
1945''.
Les cloches sonnent, villes et villages
sont en liesse. Partout, on danse plusieurs nuits de
suite. Ici, la salle de bal du café (ex-épicerie), muette
depuis six ans, résonne à nouveau. Les jeunes et leurs
aînés sont déchaînés. Nous sommes au milieu d'une démence
collective! Notre accordéoniste, René Bourgeois a tant
joué qu'il a des blessures aux mains, qu'à cela ne tienne,
un vieux pick-up prend la relève, cela durera trois jours!
Puis, les autres prisonniers vont
retrouver petit à petit leur "chez eux". Le 21 mai, mon
père, le plus vieux (44 ans) revient le dernier, très
diminué, mais comparé aux déportés, nous n'avons pas le
droit de nous décourager.
Orchestre populaire de la région
Tout le village partage le bonheur des
familles à nouveau réunies.
Le conseil municipal tient à marquer ses
sentiments en offrant un goûter. La pâtisserie est
préparée par Lucette Couard et Madeleine Laurant, nous
retrouvons la sympathie, l'ambiance chaleureuse et
familiale d'avant-guerre.
C'est un plus, pour essayer d'oublier
les tristes années, qui, si l'on fait le bilan, auraient
encore pu être plus cruelles. Chigy a eu une certaine
chance, mais la disparition d' A. Lefèvre et toutes les
transes subies sont encore beaucoup trop.
Début juillet A cinq ans
d'intervalle, les rôles sont inversés, les prisonniers de
guerre allemands sont,à leur tour,répartis dans les
fermes. Leur dortoir est installé dans une maison
inoccupée (4, rue Servais).
Leur gardien sera Jean Paziniak,
lui-même ancien prisonnier de guerre) jusqu'à leur départ
en février 1948, leur séjour se déroulera sans heurts.
Bien que les restrictions et les tickets demeurent
jusqu'en 1949.
Tout nous semble facile. La vie reprend
ses droits, avec l'espoir que sagesse et tolérance
domineront les hommes pour ne jamais revoir cela.